Déménagement
Le Village Potentiel ne se bâtit pas à proprement parler. Il ne possède toujours pas de murs, de pierres, de tuiles, de jardins. Il s’est construit dans et par l’espace du langage. Ce que je nommais au début de l’expérience
« hypothèse » est en réalité devenu la formulation d’une utopie.
C’est une utopie qui m’est propre, j’aimerais bien vivre dans ce village. J’aimerais bien travailler de cette manière dans ceux que je fréquente (l’école d’art, ma colocation, les cours de chant de Fanny, ma famille…).

Reprenons rapidement le déroulement de l’histoire pour replacer les enjeux qui l’ont jalonnée. Tout commence avec la présentation de certain·es ami·es et des personnages. Toustes se cherchent, iels sont écrit·es, mais n’existent pas encore. Iels s’évertuent non seulement à se trouver un corps propre, mais aussi à trouver un corps de groupe. J’étais très ennuyée dans cette partie. Je voulais initialement rédiger un scénario avec des intrigues et des dialogues. Mais n’arrivais pas à faire parler des personnages inspiré·es de gens réels pour servir mon histoire. Je sentais que je leur volais leur parole ou que je la transfigurais et cela me faisait me sentir mal. Le récit est devenu une sorte de faux compte rendu d’expérience. Je pouvais me baser sur le peu de choses que je connaissais des personnages afin d’en déduire rationnellement quel pourrait être leur groupe s’iels se rencontraient.

Alors dans les quartiers des corps, les protagonistes de l’histoire sont les habitant·es du village-mémoire. Iels prennent conscience de la formation de leur groupe et cherchent à l’illustrer. Comme iels ont lu Starhawk, le cercle semble la forme indiquée. Iels se placent dedans, le groupe possède désormais une représentation : un cercle avec des images d’individus. La représentation première pose les bases relationnelles. Le schéma peut être augmenté et peut muter en représentation cartographique grâce à la mise en lumière du réseau d’influence propre au groupe. Là encore, j’ai opté pour de la déduction logique. Les habitant·es ont des caractéristiques qui les rend uniques, iels ont choisi une posture dans le groupe. La combinaison de ces deux choses permet d’établir les rapports sociaux du groupe. Changeons de forme. Le cercle est devenu une carte et peut à présent se transformer en escalier. Les habitant·es connaissent leurs relations et (toujours de manière très logique) peuvent constater dans quelle structure sociale iels sont. Ce sont les interactions qui définissent l’ordre, l’organisation (car les asymétries des influences semblent inhérentes aux échanges au sein d’un groupe). Moi qui pensais que mes personnages hors normes allaient former un groupe inédit, j’ai sous les yeux un escalier qui reproduit des schémas « classiques » de dominations.
Il ne s’agit pas de savoir comment supprimer les rapports de pouvoirs, mais plutôt comment les utiliser, les tordre, les rendre mutants. Pour y parvenir, l’horizontalité devient une fiction-outils du groupe. Ce constat de reproduction impose de nouvelles discussions pour recalculer les relations d’autorité.

Alors dans les régions du langage, les habitant·es sont incité·es à se repositionner en fonction de l’escalier social, chacun·e cesse d’être le groupe pour exprimer ses désirs singuliers. Iels se sont faits happer par la multitude et la recherche de sa forme. Mais un groupe n’existe jamais que pour lui-même. Alors pour redevenir pleinement des individus, iels font appel à mes ami·es. Les habitant·es n’arrêtent pas à ce moment-là d’être un groupe. Iels prennent conscience que les frictions, les contradictions de leurs opinions composent justement le moteur créatif de leur groupe. En remettant en dialogue leurs envies, j’ai réussi à formuler l’utopie du village dans lequel La Hyène, L’Avocat des animaux, Le Couple décorateur en escalier, L’Abeille-étoile, Le Designer de situations, Les Pirates du club de foot, Le Blaireau, La Fourmilière et Le Chercheur d’or anarchiste peuvent vivre. Ce village-mémoire raconte l’histoire d’une co-construction et consiste lui-même en un objet co-créé. Il accueille mes réflexions, mon écriture, les paroles et expériences de mes ami·es, les personnages nés de rencontre réelle.

Les zones de la forme est plus court, il sort de l’image du groupe et du village. J’y replace la dimension expérimentale du mémoire dans son intégralité. Au vu de la situation fictionnelle fabriquée, comment partager l’expérience de la co-création du Village Potentiel ? C’est probablement la raison pour laquelle cette partie est plus courte. Je ne suis sûre de rien et le moment de la restitution est le plus compliqué pour moi. J’ai beaucoup de mal à trouver les formes partageables des expériences. J’aimerais croire que le récit peut effectivement servir cet objectif. Mais je ne sais pas comment se montrer généreuse dans (avec) la narration. Car une expérience collective génère beaucoup d’énergies (au sens de flux, presque de fluides), sa restitution se doit d’être à la hauteur de l’émulation. Le jeu de société qui complète le site apparaît comme une tentative de restitution par la formulation d’une nouvelle histoire. Je peux ainsi prolonger mes recherches non seulement sur la mise en récit des expériences, mais aussi sur la co-création. Parce que dans un jeu, on partage une fiction et on est acteurices de ce qui s’y passe.

Je ne crois pas l’avoir précisé, mais ce que je produis le plus souvent ce sont des films. Je commence à m’en détacher un peu, car j’ai réussi à trouver d’autres techniques d’interdépendance (si je réalise des films, c’est parce que je ne peux pas travailler seule). J’aime : raconter des histoires, inventer des expériences collectives, filmer. Jouer à un jeu c’est pour moi une méthode pour raconter et de co-construire une histoire. En créant un jeu, je propose un support de discussion. Les joueureuses futurs s’appuient dessus pour imaginer leurs personnages, leur vie, leur fonctionnement et leurs histoires, c’est une première couche de collaboration. Iels trouvent collectivement une manière de jouer. Entrer dans le récit pour le construire est une seconde couche collaborative. Alors la restitution d’une expérience à propos de la constitution des groupes, de leurs politiques et de leurs capacités à produire des formes créatives devient une invitation pour l’expérimenter directement.
J’affectionne ce rapport de mutation, des rencontres deviennent les héro·ïnes d’un village-site, qui se transforme lui-même un jeu. Qu’est ce que le jeu peut donner par la suite ?

Dans ma pratique du film, je me confronte actuellement à un problème. Je constate l’impossibilité de ce que je souhaite mettre en place. Je m’explique, je parlais au début des moments de rencontres qui me donnent envie de tourner des portraits. Je disais aussi que dans ces dernières je voulais instaurer des rapports d’interdépendances et de réciprocités. Je crois qu’au fond, je désire simplement faire disparaître la posture de « force » dans laquelle je me trouve lorsque je vais voir des gens qui ne font pas partie du monde de l’art en leur disant qu’iels sont intéressant·es et que je veux travailler avec elleux. Je produis forcément, même si je ne le souhaite pas, un rapport asymétrique. Ce que je risque avec ce fonctionnement c’est de prendre les gens au piège. Aller voir quelqu’un·e (qui n’a pas l’habitude des méthodes de créations artistiques) en lui disant « fais ce que tu désires, tout peut exister » c’est lia prendre au piège. C’est comme pour les photos de famille où lia photographe lance au groupe « soyez naturels », cette simple phrase rend la chose impossible. D’un autre côté, aller voir quelqu’un·e en lui déclarant « tu es super, j’ai pensé à une chose que tu pourrais faire » c’est faire des présupposés sur ce que cette personne fait et aime. C’est à la limite de l’imposition. Alain Della Negra m’a souvent dit que d’écrire ses films (surtout ses documentaires) c’est une manière de protéger les gens avec qui l’on travaille et dont on capture l’image. Je crois que je commence à saisir ce qu’il voulait dire. Mais alors se pose mon problème. Dans la mesure où ce qui me plaît c’est le hasard et la découverte (j’aime aussi tourner des films parce que j’ai la sensation de le voir en même temps que je le fais), comment l’écriture d’un film peut-elle inclure (dans le sens de prendre en compte les gens avec qui l’on travaille sans imposer une direction) ? Comment laisser de la place à l’imprévu (sans que cela se transforme en piège) ?

Depuis quelque temps, je ne peux m’empêcher d’établir des parallèles linguistiques entre une pratique du film et une pratique du jeu. Dans ces deux champs je retrouve des termes tels que : personnages, incarner, scénario, accessoire, etc. Le jeu propose une méthode de travail qui m’intéresse, car je le perçois comme une forme de collectif éphémère et d’une technique d’écriture partagée. Et si la règle du jeu du Village Potentiel se transformait en fil rouge de scénario ? Les joueureuses deviendraient des acteurices et élaboreraient leurs propres histoires à l’intérieur de celle que je voulais raconter. Ce serait une invitation à la construction de personnages, à la performance/incarnation de ces derniers. Ce serait un film sur un groupe d’ami·es qui jouent à un jeu où iels sont les habitant·es d’un village qui n’existe pas. Le film raconterait l’histoire de leurs discussions/débats. De penser le jeu comme le moyen d’écrire un scénario offre un potentiel de mise en image des personnages et des contextes incroyable. J’ai très envie de découvrir comment s’habille le Blaireau, de reconnaître le visage de la Hyène…
Cette idée me plaît d’autant plus qu’elle me donne l’impression de résider dans un équilibre délicat et délicieux entre la fiction et le documentaire. Le film documenterait une partie de jeu et en même temps mettrait en place une sorte de scène dans laquelle des personnages fantastiques fantasment leurs lieux de vie.
Ce serait une tentative pour : 1) trouver une situation de collaboration dans laquelle les acteurices ont une place d’écriture ; 2) proposer une structure qui guide l’invention en y laissant une place pour le hasard ; 3) travailler à l’écriture d’un film collectif ; 4) partager un moment qui donne naissance à de la création.

Voilà en quoi le jeu pourrait se transformer : une expérience pour rassembler des gens et proposer les conditions nécessaires à la co-création. Peut-être que je deviendrais alors commissaire de film ?